lundi 9 novembre 2015

Une saison de plus

J'ai participé à la magnificence de ce millésime 2015. Une merveille, a priori, même s'il faudra vérifier d'ici quelque temps que le divin nectar tient toutes ses promesses. Peut être pourrais je annoncer dans 20 ou 30 ans avec un fier sourire: j'étais là! Je l'espère, même si en fait, je n'en sais pas grand chose.

J'ai retrouvé le chai, ses odeurs, ses outils bizarres, ses réflexes étranges (nettoyer, nettoyer, nettoyer...). La semaine de préparation s'est passée comme d'amicales retrouvailles: ah te voilà, la pompe, qu'as tu fais depuis novembre dernier ? tu fonctionnes ? tu ne fuis pas ? On va encore former un sacré tandem toutes les deux!


Puis sont arrivés les vendangeurs, dans un joyeux tohu bohu. Leur enthousiasme sécateur à la main est évident. Ils sont tout simplement heureux de faire partie de l'aventure, d'être dans l'équipe. De quoi croire encore un peu en l'âme humaine. Moi j'étais l'ours du groupe, enfermée dans mon chai pour mieux entendre sa douce musique: drosophiles grésillants sur une pompe, douce et régulière percussion de la pompe péristaltique, eau frémissant dans les serpentins... Régulièrement, sous prétexte d'examiner la qualité du raisin je m'échappais vers la table de tri, pour profiter moi aussi de l'effet de troupe, entre deux remontages.



J'ai du boire quelques litres de jus de raisin. Pour dès leur arrivée au chai, essayer de sentir, de distinguer, de goûter toutes leurs caractéristiques et tenter de deviner très approximativement les saveurs du résultat final. Je me suis pensée sur les analyses pour réviser "sur le terrain" une année de bachotage oenologique. Déguster et re déguster en ayant des impressions mais jamais aucune certitude.




Et puis, une à une, les fermentations se sont achevées. Nous avons ouvert la porte aux grains de raisins amoncelés dans les cuves, pour en extraire sous la presse les tous derniers jus. Des moments de travail physiques partagés en équipe, ponctués des éclats de rires qui allègent la chaleur, le poids, la fatigue et rendent les journées bien plus courtes.



Puis est venue la dernière cuve, la dernière presse, le dernier rincage. Le grand nettoyage d'automne. Chaque lot est délicatement rentré dans sa cuve, on a poussé la pompe dans un recoin, débranché la presse, rangé les tamis... J'aurais voulu rester là à les surveiller encore un peu, ces vins. Etre sure qu'ils n'allaient avoir ni chaud ni froid, qu'ils allaient sagement garder jour après jour les notes que je leur connaissais. J'ai fermé la grande porte en traînant les pieds.
La tristesse le disputait à la frustration de n'avoir chouchouté ce 2015 qu'à temps partiel, courant de toutes parts pour essayer de satisfaire à toutes mes obligations pour un résultat plus proche de l'échec que de la réussite.
J'ai manqué deux moments clefs, la vendange de la plus belle parcelle pour une nuit de fièvre, et la rentrée des cabernets pour un projet un peu fou de livre sur les vins belges. Parfois, plusieurs portes s'ouvrent en même temps, mais furtivement. Et quelquefois, elles se referment toutes de concert, nous laissant enfermé dans une tour sans fenêtres, dans un silence abrutissant. Il faut alors replonger son nez dans un verre choisi avec soin, pour retrouver dans un vin sa madeleine de Proust, et remplir le vide du moment d'un millésime plein de promesses.